
Toutefois, on s’attacherait davantage à eux s’ils étaient moins nombreux: dix enfants pour le couple fondateur, puis quarante petits-enfants, ça ne laisse guère de temps pour développer chacun à titre individuel. Certains passages ne sont que de longues énumérations de mariages et de naissances, et on peine d’autant plus à distinguer les uns des autres que les dialogues sont quasiment absents. Souvent, aussi, l’auteure se perd dans des détails historiques qui, s’ils témoignent de son érudition – ou de l’ampleur de ses recherches préalables – ne servent aucunement le récit. J’avoue n’avoir fait que survoler les chapitres arides consacrés à la guerre d’Indochine et aux soulèvements d’Algérie, lisant juste le nécessaire pour comprendre en quoi ces événements influaient sur la trajectoire des fils Bourgeois impliqués. Pour moi qui aime les petites histoires plus que la grande, c’était assez ennuyeux. En revanche, je me suis délectée des très justes considérations sur les liens familiaux, le passage du temps et l’aveuglement aux grandes catastrophes qui se préparent.
« 1933, une porte vers l’horreur que les nations ont franchie sans savoir ce qu’elles trouveraient de l’autre côté du temps. L’année de l’accession d’Hitler au pouvoir, de l’entrée de François Mauriac à l’Académie Française, l’année à la fin de laquelle Edouard Daladier avait annoncé à la Chambre l’échec de la Conférence sur le désarmement en raison du retrait de l’Allemagne. Comme c’est vertigineux n’est-ce pas de coller ex post les événements remarquables les uns à la suite des autres et de connaître, puisque tout est consommé, ceux qui furet prémonitoires des drames qu’on a traversés. Et comme on regrette que les avertissements confus qu’ils avaient donnés n’eussent pas été entendus dans le temps où ils pouvaient l’être. Appartenir à une époque, c’est être incapable d’en comprendre le sens, tout nous désigne que le temps où nous vivons forme une tache aveugle, l’angle mort de notre vision intelligente. Assise sur le banc de l’église, je n’avais pas pensé tout cela, je m’étais dit: 1933, une mauvaise année. Et j’avais imaginé la distance, à la fois spatiale et mentale, qui sépare les événements de la grande Histoire et ceux de la vie privée. Le 30 mai 1933, Mathilde Bourgeois avait mis au monde le septième de ses enfants, le petit Jérôme, il était vigoureux, on ne l’entendait pas, il tétait avidement, il faisait de bonnes nuits, et elle avait dû se réjouir de cela plutôt que de se dire: Ce nouveau chancelier, ce M. Hitler, est-il bien convenable pour l’Allemagne? C’est vrai, pensais-je, comment fait-on pour agir et réfléchir, a-t-on le temps de penser à ce qui arrive quand chaque jour apporte sur notre table sa charge de travail et qu’on l’abat, peut-on encore se soucier du monde une fois que l’on a fini de s’occuper de ceux qui habitent sa propre maison? »
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