Lettre à mon cerveau

J’ai écrit ce billet il y a plus de deux semaines. Depuis, j’ai recommencé à prendre des doses significatives d’anxiolytiques en continu. 



Cher cerveau,
Il est 6h du matin. Voici deux heures que tu m’as tirée d’un sommeil miséricordieusement dénué de rêves pour m’assaillir avec les mêmes questions que depuis un mois. Que se passera-t-il si je ne peux pas aller refaire le frottis au résultat ininterprétable pour lequel j’attends un second rendez-vous depuis décembre? Et si le cumulus que j’aurais dû changer au début du mois lâche en mon absence, noyant ma bibliothèque et mon voisin du dessous? Après plusieurs années de refus de la part de mes copropriétaires, puis une première tentative sabotée par l’incompétence de notre syndic, vais-je de nouveau rater la fenêtre de tir pour le traitement anti-fourmis charpentières? Si je rentre chez moi mi-mai, pourrai-je revenir en Belgique avant la fin de l’été? Si l’économie s’écroule, vais-je réussir à revendre mon appartement l’an prochain pour m’installer officiellement à Bruxelles et ne plus jamais risquer que des circonstances extérieures me séparent de mon amoureux? Et si la prochaine pandémie est beaucoup plus dangereuse que celle-ci? Et si elle provoque l’effondrement de notre civilisation?

Chez une personne normale, ces questions susciteraient une inquiétude modérée: un résultat ininterprétable ne signifie pas l’existence d’un problème grave; pour ce que j’en sais, mon cumulus tiendrait peut-être encore 5 ans sans broncher; les fourmis ont pu être noyées par les pluies violentes des six derniers mois, et dans le cas contraire j’ai jusqu’à la fin de l’été pour m’occuper d’elles; la date de réouverture des frontières à l’intérieur de l’espace Schengen n’est pas encore fixée; si je n’arrive pas à revendre l’appartement, je peux toujours le mettre en location; à la prochaine pandémie, nous serons mieux préparés individuellement et collectivement. La partie rationnelle de moi a conscience du fait que les catastrophes qu’on anticipe se produisent assez rarement (même si les circonstances actuelles justifient un certain effritement de nos certitudes). Mais voici douze ans, tu as décidé que ça n’était plus la logique qui te pilotait. Depuis, tu vois des hordes de tigres à dents de sabre là où il n’y a que des moulins à vent. Tu m’as changée en usine à produire du cortisol – l’hormone du stress à cause de laquelle je suis au bord de l’hypertension artérielle et oculaire. Tu me fais vivre en mode panique permanent, et c’est insupportable. 
Je rêve d’un interrupteur pour t’éteindre chaque fois que la surchauffe menace. Mais les médicaments m’abrutissent et m’empêchent juste de vivre d’une façon différente. Quant à la thérapie, je ne suis déjà pas capable de parler franchement de ces choses aux gens en qui j’ai confiance depuis des années, alors, à un.e parfait.e inconnu.e… Du coup, dans les moments les plus durs, la seule porte de sortie que je vois encore, c’est le suicide. Déjà deux ans que je réfléchis au moyen le plus rapide et indolore de te faire taire pour de bon. J’aimerais croire que je joue juste à me faire peur pour déclencher un réflexe de « Non, quand même pas », mais je suis incapable de jurer que je ne passerai pas à l’acte un jour où j’aurai vraiment touché le fond. Si j’ai réussi à tenir jusqu’ici, c’est parce que je ne veux pas infliger un truc pareil aux gens qui m’aiment, et particulièrement à mon amoureux. Mais c’est dur de me raccrocher même à ça quand tu me jettes en pleine tempête mentale au milieu de la nuit, quand des monstres de ténèbres me bondissent dessus de quelque côté que mon esprit tente de se tourner. Dans ces moments-là, je veux juste que ça s’arrête. Je veux juste la paix.
Au matin, ma raison à demi-noyée refait surface en toussant et en crachant. Elle me rappelle que mon anxiété me ment, et que très peu de choses sont aussi terribles ou ingérables que tu tentes de m’en persuader. Que pour faire face aux problèmes réels, je dispose de beaucoup plus de ressources mentales et matérielles que tu veux me le faire croire. Que même si notre avenir à tous paraît de plus en plus sombre et incertain, des gens dont l’intelligence surpasse largement la mienne gardent espoir et réfléchissent à des solutions. Que l’espèce humaine – moi y compris – est hautement adaptable et résiliente. Que j’ai déjà rebondi tant bien que mal après des drames dont je pensais ne jamais me relever. Que j’ai beaucoup de raisons de tenir le coup: l’amour de quelqu’un qui me connaît vraiment et m’accepte telle que je suis, des neveux géniaux que je veux voir devenir adultes, des aventures à venir que je ne suis même pas capable d’imaginer, des milliers de fabuleux bouquins pas encore écrits, des myriades de bonheurs petits et grands à savourer. 
Alors j’arrive à me persuader que ça va aller.

Jusqu’à la nuit suivante où tu essayes de me tuer.

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10 réflexions sur “Lettre à mon cerveau”

  1. J'aime beaucoup la phrase "Au matin, ma raison à demi-noyée refait surface en toussant et en crachant." – parce que je vois exactement ce que tu veux dire… et sur beaucoup de choses.

    J'ai la "chance" d'avoir une certaine décorrélation entre "les trucs qui m'inquiètent" et "l'angoisse" (worry vs anxiety) – ce qui en ces moments d'inquiétude me sauve la mise. Inversement, quand je me mets à angoisser à m'en rendre malade ET QUE J'AI AUCUNE FOUTUE IDÉE DE POURQUOI, ça réclame pas mal de ressources pour finir par aller mieux…

    Bref. Merci pour ce billet – tu as mentionné qu'il avait été difficile à décider de publier, et je suis reconnaissante que tu aies trouvé le courage de le faire – parce que ça aide à se sentir moins seul(e). Et que ça me "motive" pour finir le brouillon de billédblog que j'ai commencé hier avec un peu plus de contenu "personnel" de ce type-là aussi…

  2. C'est sans aucuns jugements de ma part que je te pose cette question, j'essaie juste de comprendre si le fait que tu ne veuilles pas voir de thérapeute est la même raison que celle de Miss A.. Elle éprouve un sentiment de gêne énorme à l'idée de se montrer vulnérable. Elle ne comprend pas en quoi cela pourrait l'aider de s'effondrer et de se dévoiler à quelqu'un. As-tu le même sentiment ?
    Sa vision de la chose me fait beaucoup réfléchir, parce qu'on a pas ce rapport là avec notre médecin généraliste ou autre…

    Par exemple, j'ai du raconter des trucs à ma gynécologue qui me gênent beaucoup plus que d'admettre que j'ai une peur bleue qu'il arrive quelque chose à un de mes proches, que j'ai besoin de contrôler 50 fois avant de partir de la maison que j'ai bien éteint les plaques et que j'ai l'impression d'être la fille la plus stupide que la terre ait porté, etc… Je me dis que si je suis capable de me faire sonder le fondement pour m'assurer que je n'ai pas de cancer du côlon, je devrais être capable de me faire sonder le cerveau. Si nous sommes capable de nous dire que notre gastro-entérologue en a vu d'autres, pourquoi ce n'est pas le cas lorsqu'on parle de psychothérapie ? Est-ce notre culture ? la crainte qu'on nous dise que nous sommes irrécupérables ?

    L'anxiété est un des trouble les plus difficile à soigner parce que c'est celui pour lequel on culpabilise le plus. Je regrette qu'on en parle pas plus comme quelque chose de sérieux et quelque chose dont il ne faut pas se "moquer". Mais c'est malheureusement le cas pour la dépression et pleins d'autres troubles. J'aimerai tellement que tous ses troubles ne soient pas stigmatisés et qu'on en parle comme d'une vraie maladie, pas un truc dont seul les faibles souffrent.

    Ton texte montre toute la complexité de l'angoisse, le fait que même si notre intellect sait, qu'il est capable de se raisonner, de comprendre et bien le reste ne suit pas. On en déduit l'épuisement et la difficulté de l'affronter seule, jour après jour.

    J'espère que tu trouveras un jour l'arme qui te permettra de les dégommer ou au pire, l'armure qui te permettra de les tenir éloignées.

  3. J'ai déjà commenté l'autre jour par rapport au lien éventuel hormone/anxiété en te détaillant mon cas, je vais donc faire bref : si l'aspect psychanalytique te gêne, as-tu déjà essayé la thérapie comportementale? Le but est plutôt de débusquer les réflexes qui amènent à l'angoisse et d'en créer d'autres, pas besoin de te confier particulièrement.

  4. Cela ne m'arrive pas aussi souvent qu'à toi (ni avec la même intensité), mais parfois, à 2, 3h du matin, j'aimerais débrancher mon cerveau. Quand j'étais au lycée, j'avais demandé des somnifères à mon médecin traitant, pour "arrêter de penser". Elle a refusé, et je n'en ai jamais pris. Ça a été difficile, mais j'ai commencé à aller mieux en quittant la maison de mes parents pour mes études (à Toulouse <3).

    Mes phases d'angoisse n'ont pas totalement disparu. La dernière, c'était en Mars. Des nuits de sommeil perdues à imaginer comment me faire rembourser mes billets d'avion pour le Japon (mon "Endroit Heureux" à moi). Stupide. Je devais y aller en Avril. Paradoxalement, la mise en place du confinement m'a fait un bien fou. Moi qui déteste vivre dans l'incertitude, j'ai été fixée. Plus besoin de guetter les annonces d'annulation tous les jours, ni les restrictions d'entrée, j'ai pu faire une croix sur tous mes plans.

    En y réfléchissant, c'est toujours des choses sur lesquelles je n'ai aucun contrôle qui me font stresser. Me retourner des dizaines de fois dans mon lit, en imaginant tous les scénarios possibles. Souvent, ce sont des choses idiotes, des broutilles, qui même dans le pire des cas ne m'empêcheraient pas de vivre. Rien n'y fait, même écrire un arbre décisionnel ne suffit pas. Je sais que c'est lié à mon besoin de planifier, de me fixer des objectifs (parce que je n'arrive pas à vivre autrement).

    J'ai beaucoup d'admiration pour la façon dont tu écris, malgré la douleur. Merci d'avoir publié ce billet.

  5. Merci pour ce billet. Je comprends mieux l’état dont tu parles. Si il y a encore une chose sur laquelle on peut compter, c’est que le matin fini toujours par arriver. Je me débat, dans d’autres proportions et d’autres interactions, avec l’inquiétude et l’anxiété (Merci à Balise pour la distinction très parlante dans mon cas) et l’angoisse et le désespoir (le seul qui me fait penser parfois au suicide, plus inacceptable pour moi maintenant que j’ai une fille). La plupart du temps, je suis une angoissée fonctionnelle. Jusqu’à l’épuisement. J’aimerais beaucoup me défaire de cette façon de fonctionner maintenant que la plupart des situations qui la justifiait n’existent plus. Je n’y arrive pas. Je vis encore dans l’angoisse que ma fille meure trois fois par nuit. C’est devenu tellement énorme et ça puise tellement dans mes ressources que je pense que je ne survivrais pas (ma santé mentale mais aussi physique) à la naissance d’un autre enfant (que je souhaite parfois pourtant). Je scrute la respiration de tout le monde. Une chose apprise durant ma petite vie de torturée du cerveau: retester à intervalles réguliers des solutions qui n’ont pas marché, parce que dans un contexte différent, à un autre moment de la vie, elles marchent parfois un peu mieux.

  6. @Ladypops: Oui, je suis un peu comme ta fille. Je n'ai aucun problème pour discuter de ma tuyauterie avec ma gynéco ou ma gastroentérologue. La vraie intimité, c'est ce qui se passe dans ma tête, pas ce qui se passe dans ma viande.

  7. @Méghane: Moi aussi j'aime tout planifier et tout contrôler, mais bizarrement, je ne stresse pas dans les situations auxquelles je ne peux vraiment rien. Par exemple, je n'ai pas peur en avion même quand ça secoue, parce que l'issue du problème est totalement hors de mes mains. Je n'ai qu'à attendre et voir. La plupart du temps, ce qui m'angoisse, c'est le risque de prendre la mauvaise décision, ou de ne pas être assez réactive et de laisser passer ma chance d'arranger les choses. J'accepte beaucoup mieux les catastrophes inévitables que celles que j'aurais pu éviter si j'avais été plus clairvoyante.

  8. @Ness: Ici aussi, angoissée hyper fonctionnelle en temps normal (beaucoup moins depuis le début du confinement où j'ai un mal de chien à bosser et à être productive de quelque manière que ce soit), si bien que la plupart des gens qui me connaissent se disent que ça ne doit pas être si grave. Ce décalage entre ma réalité et la perception de l'entourage est parfois difficile à gérer, et c'est l'une des raisons pour laquelle j'avais envie d'écrire sur le sujet.

  9. On se ferait pas des badges des angoissées fonctionnelles 😀 ?
    Parce que le souci aussi, c'est quand tu dis enfin "Ahem, sans vouloir embêter, je, euh, vais pas bien", on t'entend pas, ou on pense que tu fais du cinéma, que tu dramatises, juste parce que tu es encore debout, et que tu l'exprimes de façon cohérente…

  10. "J'accepte beaucoup mieux les catastrophes inévitables que celles que j'aurais pu éviter si j'avais été plus clairvoyante."
    Je me suis mal exprimée : quand je dis "aucun contrôle", c'est que peu importe ma décision, le fait qu'elle soit bonne ou pas ne dépend pas de moi. Contrairement à accepter une tâche au boulot avant de me rendre compte qu'elle est super chiante/compliquée, ou rentrer dans un poteau avec une voiture de location.

    "La plupart du temps, ce qui m'angoisse, c'est le risque de prendre la mauvaise décision, ou de ne pas être assez réactive et de laisser passer ma chance d'arranger les choses.
    C'est aussi ce que je ressens, avec le sentiment de culpabilité quand je me rends compte que j'aurais pu faire mieux. Mais rationnellement, c'est une erreur de penser qu'on peut être plus clairvoyant. On fait du mieux qu'on peut avec les informations qu'on a sur le moment, et parfois, le futur montre qu'on avait tort.
    Bon, je dis ça, mais en réalité n'arrive pas non plus à m'en convaincre. C'est mon copain qui essaie de me le faire comprendre quand je suis dans le gouffre du doute. Et aussi quand après coup, je répète en boucle "si j'avais su… j'aurais dû".

    Par exemple, annuler une réservation Airbnb et récupérer 50%, ou bien attendre que des restrictions de déplacement arrivent pour bénéficier de 100% de remboursement, mais risquer également de tout perdre ? Idem pour les billets British Airways: j'ai fait une demande de voucher alors que si j'avais attendu un mois de plus, mon vol aurait été annulé et j'aurais (probablement) pu demander un remboursement.
    –> Je ne peux pas voir l'avenir et je dois choisir en fonction de ce qui me semble le plus probable.
    Je le sais, mais dans la réalité je me suis tiré les cheveux et roulée en boule en pleurant et en me disant que je n'aurais jamais dû planifier ce voyage, ni rien, en fait. À côté de ça, j'ai des collègues/famille qui étaient dans la même situation, mais qui ont réagi en mode "fait chier. Bon tant pis, on remettra ça une autre fois.".
    Les chanceux ^^

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