
C’était à l’automne 1996. Je travaillais généralement sur des romans de fantasy de 320 pages en format poche, que je traduisais au rythme d’un tous les 15 jours. Un jour, mon boss de l’époque m’a appelée pour me proposer un défi:
– J’ai une novélisation de film dont le texte va tomber dans les jours qui viennent. Le livre doit paraître en même temps que le film sortira au cinéma, ce qui ne nous laissera qu’une semaine pour le traduire. Je ne vois que vous qui pourriez faire ça. Qu’en dites-vous?
J’étais dans le métier depuis deux ans, et je m’apprêtais à prendre seulement ma seconde semaine de vacances en 24 mois passés à bosser 12 heures par jour, 6 jours par semaine. Une semaine pendant laquelle je devais descendre dans ma famille à Toulon, depuis Nantes où je vivais avec mon mari d’alors. Donc bien entendu… j’ai dit oui.
Le film, c’était « The long kiss goodnight » avec Geena Davis et Samuel L. Jackson. J’ai commencé à bosser dessus sur la table de salle à manger de mes parents, en n’ayant qu’une vague idée de quoi ça parlait et en devant pondre 30 à 35 pages par jour. Pas juste un premier jet, mais un texte finalisé que j’envoyais chaque soir à mon boss. Je rappelle que nous étions en 1996. En principe, mes traductions finies prenaient la forme d’une ou plusieurs disquettes 3 pouces 1/4 que la Poste acheminait jusqu’en région parisienne. Là, en raison des délais hyper serrés, quelqu’un devait relire ma production quotidienne au fur et à mesure. Et pas question de l’expédier en pièce attachée dans un mail: ce n’était tout simplement pas possible à l’époque. Je devais, en passant directement par le modem, me livrer à une manipulation à laquelle je ne comprenais rien; puis la transmission prenait vingt bonnes minutes quand elle ne plantait pas en plein milieu, m’obligeant à reprendre depuis le début.
J’y ai laissé ma semaine de vacances, et une facture téléphonique dont mes parents me parlaient encore des années plus tard. Mais le bouquin est paru à temps, sous le titre « Au revoir à jamais ». Et j’avais beaucoup aimé l’histoire, bien écrite et franchement meilleure que celle du film – surtout pour la fin, dramatique à souhait dans le premier et happy-gnangnan dans le second. J’ai ainsi découvert que les soi-disant novélisations de films n’étaient, la plupart du temps, pas une adaptation écrite de ce qu’on pouvait voir à l’écran, mais une oeuvre développée à partir du même scénario en parallèle à la production du film et indépendamment de lui, d’où des différences parfois considérables entre les deux. Dans le cas de « The long kiss goodnight », pendant les projections-tests, le public avait mal réagi à la fin tragique initialement prévue, si bien qu’elle avait été modifiée.
De manière générale, une bonne novélisation va développer davantage la psychologie des personnages, et inclure des scènes qui ont dû être coupées au montage du film pour des raisons de longueur. J’ai encore pu vérifier ce principe avec la dernière que j’ai traduite: « La forme de l’eau« , de Guillermo del Toro. La novélisation signée Daniel Kraus était riche et passionnante; en revanche, j’ai trouvé le film beau mais ennuyeux, amputé de presque tout ce qui faisait le sel du bouquin – dont l’histoire fondatrice à cause de laquelle le méchant était devenu le méchant, et surtout le personnage de sa femme, la sous-intrigue tournant autour de son émancipation et l’éclairage qu’elle apportait sur l’époque comme sur le contexte.
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J'adore quand tu partages ton métier avec nous !
@Elmaya: Merci infiniment de m'avoir épargné le "quand tu nous partages"
Tout à fait d'accord avec Elmaya. C'est très intéressant d'en savoir un peu plus sur ton métier.